Paris, à 8 h d’un matin glacial, XVIIIe arrondissement , je quitte la rue Doudeauville encore épargnée par les bouchons. Exotisme garanti à tous les numéros. Là, les échoppes maliennes, congolaises, sénégalaises ou ivoiriennes lèvent une à une leur rideau de fer sur des étals bariolés, ici, les ateliers de couture ne tarderont pas à les suivre. Puis voici les comptoirs minuscules d’import-export France-Afrique qui attendent une heure décente pour lancer le business. Dans ce quartier encore désert de jeunes chinoises frigorifiées au destin sans issue guettent le client peu exigeant, le premier ou le dernier d’une journée ordinaire . Les macs blacks du coin ne font pas dans la tendresse. « Nouvelle offensive du froid« , nous répètent les journaux depuis des semaines, le pays peine à sortir de l’hiver. Une couche de neige fraîche a en effet repeint le décor. Alors chacun balaie devant sa porte, gratte et casse la croûte . Car sur les trottoirs les passants emmitouflés hésitent, tâtonnent , testent l’asphalte incertain. Même scénario urbain, Paris lave plus blanc à chaque averse blanche nos âmes de citadins en jouant un moment les stations de sports d’hiver. Courte illusion d’une évasion inaccessible pour beaucoup et aussi début du cauchemar pour d’autres, tant ces flocons légers ralentissent un trafic déjà dense sur les périphériques, les autoroutes, ou retardent les trains. Un naufrage météo n’est jamais très loin dans cette mégapole mal équipée. L’ addition d’un « épisode neigeux » est ici plus salée que les routes secondaires de la région ! Doudounes au col de renard synthétique, moufles, bonnets de laine, les petits parigots ont ressorti la panoplie de rigueur.
Ils ramassent à pleines mains ce trésor éphémère sur les scooters et voitures en stationnement pour improviser une bataille joyeuse avant de rejoindre les cours. Je me dirige à pied vers la gare Saint-Lazare pour revenir vers ma banlieue. La balade ne devrait prendre qu’une demi-heure. Arrivé au niveau du boulevard Barbès, je traverse l’artère et poursuis la rue Poulet afin de contourner la butte Montmartre par le sud. Vrai, je ne maîtrise guère la géographie de cet arrondissement balafré en tous sens de lignes de chemins de fer, je m’y perds et me voilà au pied de l’Everest parisien, sur la face Est ! Raté. Au sommet, le Sacré-Cœur me nargue du haut de sa muraille de marches. J’y vais, j’y vais pas ? J’escalade l’escalier raide encadré ce matin d’une végétation digne d’un Noël immaculé et ce à deux jours du printemps !
Tel un japonais en goguette je cadre, clic clac, je shoote le monument drapé dans son manteau d’hiver et continue mon ascension vers cette drôle d’église au style architectural incertain. Malgré la bise et l’heure matinale, une vraie Japonaise solitaire immortalise le parvis sur le fond des toits de la ville qui s’étendent derrière à perte de vue. Son car l’aurait-il abandonnée dans cet univers hostile ? Cruel. Un peu plus loin, un type se contorsionne dans un selfie acrobatique. Américain, Indien ou Chinois, le touriste connaît parfois de grands moments de solitude à Paris. La Place du Tertre affiche un silence post apocalypse, un néant à peine comblé par un ou deux peintres qui plantent là leur chevalet en altitude, sans conviction ou par habitude sur ce carré mythique de la Butte. Je quitte le lieu et me lance dans la descente de la rue Lepic sur les pavés luisants. Les semelles Vibram de mes chaussures de rando accrochent les blocs irréguliers et polis durant des décennies par les charrettes des meuniers ou les fiacres d’une bourgeoisie fêtarde . La démarche souple j’enchaîne les virages à angle droit des ruelles, je passe devant le moulin de la Galette, le Studio 28 et autres cabarets, puis je stoppe en bas de la pente pour prendre un café. Le serveur, beau gosse, taille basketteur, s’affaire seul derrière le zinc alors qu’en cuisine un vieux cuistot râle sur son marmiton pakistanais qui reste muet.
Une équipe d’ouvriers du bâtiment tient une réunion de travail accoudés au comptoir, des touristes italiens matinaux et las investissent l’arrière-salle trainant dans leur sillage des valises à roulettes. Arrivent-ils ou fuient-ils ce lundi la ville plombée par la grisaille ? Le marmiton exilé supportera-t-il longtemps ce chef bougon et autoritaire ? A quoi ressemblera la salle de bains restaurée par cette équipe ? Décidément mon esprit encore brumeux vagabonde. Je n’aurais pas de réponse, il est temps de les abandonner à leur sort et reprendre mon chemin de retour. Je longe le cimetière de Montmartre en direction de la place de Clichy, d’où la rue d’Amsterdam me permettra alors de gagner la gare Saint-Lazare. Tiens , le monstrueux cinéma Pathé Wepler a encore son rideau baissé. Je regarde ma montre : normal, il est à peine plus de 9h. Les néons criards des kebabs locaux apportent pour une fois une touche de couleur réconfortante dans le gris ambiant,
Paris s’éveille sans soleil, les boutiques de souvenirs sortent leur marchandise sur les trottoirs dans l’indifférence des Parisiens pressés. Les étrangers viendront plus tard, enfin.. peut être. Alors que je suis censé tourner vers la rue d’Amsterdam, une drôle idée vient germer sous mon bonnet scandinave. Pourquoi ne pas prendre le chemin des écoliers et poursuivre la ballade jusqu’à Bois-Colombes ? L’air est sec et frais, rien ne me presse, je n’ai pas marché ce week-end et l’exercice me manque. Alors c’est parti pour une rando buissonnière d’heure et demie supplémentaire, de quoi parfaire mon entrainement avant d’entreprendre le Chemin d’Arles vers Compostelle dans moins d’un mois. Le prétexte est trop beau. Je laisse derrière moi le Sacré-Cœur dans son nuage et bifurque vers les Batignolles puis le Pont Cardinet. La ronde des trains de banlieue quittant St-Lazare a commencé en contrebas de la rue de Rome. Dérapage à gauche, je suis l’ancienne voie ferrée désaffectée qui mène à la place Pereire. Des SDF sont sortis de leur tente recouverte de poudreuse et se réchauffent sur une bouche d’aération du métro. La tranchée est longue et profonde comme un vallon, la neige décore chaque branche de cette mini forêt laissée à l’abandon – pour un peu je me croirais à la campagne ! La bruyante Porte Champerret me tire de ma rêverie, je cherche une boulangerie providentielle. Pure gourmandise ! Cap à l’ouest vers Neuilly, capitale chic du 9-2 . Me voilà au-delà du périph’, l’ile de la Jatte et la Seine marquent une seconde frontière entre la capitale et la banlieue. La place de L’Europe à la Garenne-Colombes est au bout de ce boulevard rectiligne et interminable. 11h, j’arrive à la gare de Bécon, puis enfin à Bois-Colombes. Seulement 10 km à pied, Paris semble parfois si loin !
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