
Il a fallu que je fasse de la randonnée pour retourner, par le plus grand des hasards, dans la banlieue de mon adolescence. Lors d’une première sortie périurbaine à Sevran, organisée par l’association Voyage Métropolitain, j’avais déjà pu mesurer toute l’ampleur de la mutation du 9-3 : désindustrialisation généralisée, émergence du secteur tertiaire, réhabilitation de l’habitat, parfois bâclée, ou de sites d’usines, comme Kodak, et des projets les plus extravagants comme la construction d’une piscine à vagues !
Quelles pages de cette histoire ai-je donc ratées ? Un flash-back s’impose. Fin des sixties : ma famille quitte Asnières pour s’installer à La Courneuve en Seine-Saint-Denis. Sans nous prévenir, mon père avait acheté un appartement sur plan, rue de l’Abreuvoir. La surprise est totale, violente même ; nous allions bel et bien habiter à côté d’une ferme avec sa basse-cour, et des chevaux ! Le 93, c’était la cambrousse à moins de 10 km de Notre-Dame de Paris.

L’urbanisation débridée des Trente Glorieuses façonna très vite notre quartier en un univers de tours et de barres HLM. La cité des 4000 fut le point d’orgue de ce délire de l’époque, avec à la clef son lot de délinquance en tous genres. Le vaste Parc Paysager constitua alors la seule enclave de verdure où venait se détendre une population cosmopolite issue des générations d’immigrés successives. Les villes « rouges » de la seconde couronne francilienne faisaient encore de la résistance avant l’effondrement de l’URSS et du communisme. La Fête de l’Huma s’installa logiquement dans ce parc chaque automne et ne le quitta plus. Situé à deux pas de chez moi, j ‘y allais avec ma 125 participer au rassemblement moto de l’Elan où les vrais bikers campaient souvent dans la boue.
Mon 93, c’était aussi la Fête Aérienne du Bourget. Tous les deux ans, des escadrilles d’avions de chasse survolaient la banlieue à basse altitude et j’étais aux premières loges. Notre immeuble résidentiel pseudo-campagnard fut vite cerné par le béton, mes terrains-vagues de jeux cédèrent la place aux lotissements. Mon espace de liberté s’est ainsi rétréci comme une peau de chagrin. J’intégrais le Lycée Technique d’Aubervilliers, puis l’IUT de Saint-Denis, des établissements dont le climat social n’était pas toujours de tout repos.

Depuis beaucoup d’eau a coulé dans les canaux du 9-3. Cette première rando périurbaine m’avait donné un éclairage sur la nouvelle réalité du terrain, une image parfois éloignée des clichés misérabilistes habituels. Force est de constater que la Seine-Saint-Denis poursuit inexorablement sa mutation et profite avec opportunité de l’éclosion du Grand Paris. Même si un premier échec de la candidature de la capitale avait mis un bémol au rêve olympique de la Seine-Saint-Denis, en bouleversant les plans d’urbanisme. Le prolongement des lignes 12 et 14 du métro au-delà du périphérique, notamment à Pantin et à Saint-Ouen, les avantages financiers offerts par les municipalités, le prix attrayant du m2… autant de facteurs qui incitèrent rapidement les sociétés à délocaliser leur siège dans ces banlieues jadis oubliées, voire méprisées. Depuis, l’immobilier de bureau et les logements de standing ont envahi les quais en aval de la Seine et remplacé les dernières usines et entrepôts désaffectés.

Pour cette seconde immersion dans le 93, nous étions près d’une centaine de marcheurs à se regrouper devant la Cité de la Musique. Des architectes, des étudiants ou encore des randonneurs curieux, tous motivés pour partir à la découverte, de façon concrète, du futur visage de cette banlieue nord, d’Aubervilliers à Saint-Denis. Le Voyage Métropolitain profita du 19e festival du film Dionysien pour coupler cette balade avec la projection du film le « Pont du Nord » dont de nombreuses scènes furent tournés en 1980 sur plusieurs sites de notre itinéraire. Des séquences montrèrent aux plus jeunes une transformation saisissante. Même le dragon de la Cité des Sciences à la Porte de la Villette a bien changé depuis !
En remontant vers la porte d’Aubervilliers et en suivant le canal de l’Oise, je constate que le tramway a réussi à embellir les boulevards des Maréchaux, des artères parfois sinistres. Son tapis de verdure serpente aujourd’hui le long du quai jusqu’au centre commercial du Millénaire. Promeneurs et joggers se sont approprié l’espace. A la place des aires jadis occupées par des campements sauvages, un embarcadère et des péniches électriques assurent dorénavant le transport local des employés vers les bureaux et ce gigantesque pôle.

Toutefois cet étalage de modernité côtoie, hélas, une misère humaine d’un autre temps, celui des bidonvilles. A quelques centaines de mètres de là, des migrants de tous horizons survivent sous des tentes plantées sur les pentes du périphérique ou autour de braseros, sous l’échangeur de La Chapelle. La traversée d’Aubervilliers nous amène dans un autre univers, celui de la mode et de ses accessoires. Des centaines de grossistes asiatiques ont investi les lieux et arrosent de « Made

In China » la région, voire le pays. Le CIFA (Centre International France Asie) ultra sécurisé abrite près de 300 négociants, et le touriste n’y est pas admis ! Je me retrouve à des années-lumière du Sentier , ex- temple parisien du textile, une époque où mon père m’emmenait faire le tour de ses fournisseurs. Camionnettes, porteurs pakistanais, prostitution… les embouteillages ressemblaient à un piège infernal. Inutile de s’énerver, on plantait là sa bagnole pour prendre un café et revenir plus tard ! Le prolongement de la ligne 12 s’achève à la station Front Populaire – tout un symbole. C’est ici qu’émerge une architecture parfois audacieuse, celle du Campus Condorcet, la future Cité des Humanités et des Sciences Sociales. A court terme ce concentré de matière grise regroupera sur 180 000 m2, 8 000 étudiants, 4 000 chercheurs et 4 700 doctorants.

Après quelques kilomètres de marche, le groupe s’arrête dans le quartier Cristiano-Garcia en pleine rénovation, et visite le Hogar de Los Espagnoles, géré par La Maison d’Espagne de la Région Parisienne. Au début du XXe siècle de nombreux espagnols venus de l’Estramadure et de la Vieille Castille, principalement des journaliers agricoles, s’installent dans cette zone industrielle que l’on appellera « La Petite Espagne”. Il reste de cette époque un centre culturel, dont un théâtre, cernés eux aussi par les nouvelles constructions. Nous traversons le joli parc où siège La Maison de la Légion d’Honneur avant de rejoindre la Basilique de Saint-Denis, terme de ce voyage métropolitain de 9 km.


La Seine-Saint-Denis m’a réservé encore bien des surprises. Il suffit parfois de quitter les sentiers battus, de longer ses canaux, de se perdre dans ses ruelles pour découvrir les multiples facettes d’un département très jeune, encore trop mal compris, un melting-pot ethnique et culturel, d’une richesse insoupçonnée.
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Retrouvez le programme complet 2019 du Voyage Métropolitain : http://www.levoyagemetropolitain.com